Rêve-d'Ailleurs voyage depuis un nombre de jours qu'il est incapable de compter. Il a quitté Ceux-des-Collines, tout là-bas, au bord du Lac-de-la-Tourbière, dans l'incompréhension de tous, poussé par le besoin d'aventure, le goût du risque, la curiosité, et les légendes racontées par les anciennes de la horde.
En descendant la rivière, disaient les aïeules de leurs aïeules, on trouve, très loin, une immensité d'eau qui n'étanche pas la soif, et qui est peuplée d'animaux oubliés. Ce qu'on peut y manger a un goût fort et merveilleux.
Rêve-d'Ailleurs est parti seul, laissant la proximité rassurante de la horde, pour braver les dangers de la rivière, affronter la solitude et les bêtes dévorantes. Il a essayé de convaincre Longs-Cheveux de le suivre, a insisté, imploré, mais elle est restée avec Ceux-des-Collines, suivant les injonctions de sa mère. Il est alors parti seul, têtu et fâché, sans se retourner.
Rêve-d'Ailleurs a laissé les siens depuis de longs jours, et pour lui, la mémoire du monde qu’il a quitté s’estompe déjà, se cristallise sur des tableaux précis, des images. Sa horde, Ceux-qui-Sont-Debout, comme ils s’appellent eux-mêmes, l’ont quant à eux presque oublié, comme si le temps et la distance l'avaient effacé. Il progresse lentement, précautionneusement, le plus souvent le matin et le soir, pour éviter la grande chaleur, longeant le courant lorsque les bancs de sable sont trop nombreux ou que des rapides précipitent les eaux dans des tourbillons dangereux. Sur les tronçons de rivière plus calmes, il préfère nager, en évitant de déranger les petits crocodiles qui paressent sur les berges. Aux heures les plus chaudes, il somnole à l'ombre. La nuit il trouve un îlot au milieu du fleuve, ou à défaut un repli de terrain où se cacher, un surplomb de la berge, tout près de l'eau, pour pouvoir plus facilement fuir si un danger le menace.
Pour se nourrir, il ramasse des fruits et des végétaux sur les berges, capture des écrevisses dans les ruisseaux affluents, ramasse les poissons échoués ou malades.
Après de longs jours monotones de descente entre des rives boisées, un jour, le vent qui souffle du côté du soleil naissant lui apporte une odeur insolite. Au fil de la descente, les effluves forcissent, imprègnent l'air d'un parfum iodé.
Rêve-d'Ailleurs sent confusément un changement, subtil et prenant, dans l'atmosphère. Une promesse de nouveauté qu'il ne comprend pas. Des oiseaux blancs et noirs, qu’il n’avait jamais vus, remontent la rivière, au ras de l'eau, redescendent.